«Dense» est bien
l’adjectif qualifiant la littérature échiquéenne.
Si l’on compte les livres techniques consacrés aux ouvertures,
milieux de jeu et finales, les ouvrages autobiographiques de grands
joueurs et les essais ou romans purement philosophiques consacrés
aux échecs, la liste des livres à ajouter à vos
prochaines lectures est en effet très longue. Ne pouvant aborder
tous les écrits traitant du sujet pour diverses raisons (langue,
temps…), cette partie pêchera donc dans cet océan
d’encre seulement quelques merlus…
Voici une critique du Joueur
d'échecs de Zweig, comparé plus
ou moins explicitement à la Défense Loujine de Nabokov
: les deux oeuvres traitent en particulier du jeu d'échecs et
de la névrose que peut induire le cantonnement de l'activité
intellectuelle à un champ de soixante-quatre cases. Bien qu'antérieure,
l'oeuvre de l'écrivain russe est infiniment plus maîtrisée
que ce qui m'est apparu comme un roman étonnamment naïf.
Naïf tout d'abord sur le
support de l'histoire, le jeu d'échecs. Zweig, identifié
au narrateur, avoue sans honte son peu de maîtrise du jeu. Mais
là où le bât blesse c'est quand il prétend
à partir de cette vision très limitée d'un domaine
si vaste toucher aux cordes qui font vibrer les parties des «
grands maîtres ». Et là où Nabokov décrit
avec une finesse superbe la façon dont le jeu s'abstrait de l'échiquier
pour entrer dans une dimension où les pièces et les combinaisons
ne sont plus que des sources magnétiques opposant leurs champs
dans un affrontement métaphysique qui enfle jusqu'au vertige,
Zweig réduit l'abstraction à une représentation
mentale des soixante-quatre cases, et la puissance des jugements à
l'habileté purement tactique du calcul des variantes. Les récents
affrontements entre l'Homme et la Machine ont pourtant démontré
qu'il ne suffisait pas de savoir calculer plus de coups que l'adversaire.
Autre naïveté, après que son héros a appris
par coeur 150 parties, Zweig ne trouve rien de mieux que de lui faire
jouer des parties neuves contre lui-même. Alors qu'aujourd'hui
encore certains analysent les suites de parties célèbres
pour savoir si au 8ème coup il vaudrait mieux jouer ci ou ça,
sans avoir besoin de tomber dans le dédoublement de personnalité.
Bref, Zweig se trompe en attribuant aux échecs un déterminisme
réducteur, tel un lycéen qui se limitant à son
programme de terminale aimerait les maths car il aurait l'impression
de tout comprendre, sans soupçonner les paradoxes et les indéterminismes
qui fleurissent hors de ce cadre clos.
De même, comment ne pas
frémir lorsque Zweig s'arroge le droit d'affirmer que l'isolement
dans une chambre d'hôtel est pire que la vie dans les camps de
concentration, lui qui a quitté l'Allemagne en 1934 et l'Angleterre
en 1941, pour aller se réfugier sur les hauteurs dorées
de Pétropolis ? À la lumière des faits atroces
révélés plus tard par l'Histoire, la description
de la torture selon Zweig éclate de toute sa triste candeur,
et l'établissement du désordre mental chez le protagoniste
prend un côté artificiel loin de servir le propos, louable,
du livre. Bref, si les dernières scènes dépeignent
la névrose avec une matière humaine plus consistante et
si la métaphore échiquéenne de l'opposition entre
le Bien et le Mal est intéressante par son côté
imagé, cette image reste marquée par la maladresse et
la naïveté d'un enfant qui parlerait, au moyen de clichés
superficiels, de choses qu'il n'a pas encore vues. Et qu'il ne verra
jamais, puisque Zweig se suicide peu après avoir fini cet ouvrage,
écrasé par l'idée qu'il se fait d'une réalité
qu'il ne fait qu'entrevoir (et qui va en réalité bien
plus loin). Comment alors ne pas voir une tragique ironie dans ces phrases
tirées du roman :
« Plus un esprit se limite,
plus il touche par ailleurs à l'infini. Ces gens-là, qui
vivent solitaires en apparence, construisent avec leurs matériaux
particuliers et à la manière des termites, des mondes
en raccourci d'un caractère tout à fait remarquable. »
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